Psaume 62
1111

CHRÉTIENS ET MUSULMANS ONT-ILS LE MÊME DIEU ? (1)

Par le père Basile Valuet, moine bénédictin de l’Abbaye Sainte-Madeleine du Barroux, docteur en théologie. Extrait de l’ouvrage « L’Église au défi des religions » (Artège, 2013)

Les textes conciliaires (Vatican II) - Lumen Gentium, 16 et les musulmans

La constitution dogmatique Lumen Gentium n’a pas manqué de mentionner particulièrement les musulmans :

« Mais le dessein de salut enveloppe également ceux qui reconnaissent le Créateur, en tout premier lieu les musulmans qui, professant avoir la foi d’Abraham, adorent avec nous le Dieu unique, miséricordieux, futur juge des hommes au dernier jour. »

Nostra Aetate, 3 et les musulmans

On l’a vu, le 28 octobre 1965, le Concile approuve définitivement la déclaration Nostra Aetate, dont nous avons cité plus haut les paragraphes 1, 2 et 4 ; en voici le 3e, réservé à la religion musulmane :

« 3. L’Église regarde aussi avec estime les Musulmans, qui adorent le Dieu un, vivant et subsistant, miséricordieux et tout-puissant, créateur du ciel et de la terre (5), qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre de toute leur âme aux décrets de Dieu, même s’ils sont cachés, comme s’est soumis à Dieu Abraham, auquel la foi islamique se réfère volontiers. Bien qu’ils ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, ils le vénèrent comme prophète ; ils honorent sa Mère virginale, Marie, et parfois même l’invoquent avec piété. De plus, ils attendent le jour du jugement, où Dieu rétribuera tous les hommes ressuscités. Aussi ont-ils en estime la vie morale et rendent-ils un culte à Dieu, surtout par la prière, l’aumône et le jeûne. Si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le Concile les exhorte à oublier le passé et à s’efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu’à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté. »

La lettre de saint Grégoire VII au roi de Mauritanie

La note (5) du texte de Nostra Aetate est ainsi conçue : « cf. S. Grégoire VII, Epist. 21 ad Anzir (Nacir), regem Mauritaniae : PL 148, 450 s. » De quoi s’agit-il ? En 1076, saint Grégoire VII écrivit au prince Al-Mansur ben al-Nasir463 (nommé parfois Anzir ou Amazir), roi de Bougie et d’al-Qal’a, souverain musulman de la dynastie berbère Hammadide, qui régnait sur le Maghreb central (Algérie) de 1088 à 1105. Ce roi musulman lui avait demandé de lui envoyer un évêque pour s’occuper de ses sujets chrétiens, derniers survivants de la chrétienté d’Afrique, et qu’il avait affranchis. Voici en traduction un extrait de la réponse (favorable) du Pontife :

« Par respect pour le bienheureux Pierre, prince des Apôtres et par amour pour nous, vous avez mis en liberté les chrétiens détenus chez vous en esclaves et vous nous avez promis d’agir de même à l’avenir. En réalité, c’est Dieu créateur de toute chose, sans qui nous sommes incapables de faire quoi que ce soit de bon, ni même d’y songer, qui a inspiré à votre cœur cette résolution magnanime ; Lui, qui illumine tout homme venant en ce monde (Jn 1,9) a illuminé votre âme en cette intention.

En effet, le Dieu, qui veut que tous les hommes soient sauvés, et que personne ne périsse (1 Tm 2,4) ne souhaite rien tant que de les voir exercer la charité les uns envers les autres et ne point faire à autrui ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fît.

C’est pourquoi, nous nous devons, vous et nous, cette charité (à nous d’une manière plus spéciale qu’aux autres peuples), nous qui, bien que d’une manière différente, croyons et confessons un seul Dieu, nous qui, chaque jour, le louons et vénérons comme Créateur des siècles et Gouverneur de ce monde.
[…] Dieu sait que l’amour que nous vous portons est pur et orienté vers l’honneur de Dieu, et que nous désirons pour vous salut et honneur et dans ce monde et dans l’autre. Et de plus, nous prions de cœur et de bouche pour que Dieu lui-même, après de longs jours en cette vie, vous conduise dans le sein de la béatitude du très saint patriarche Abraham464. »

Certains ont prétendu, sans la moindre vraisemblance, que Grégoire prenait Anzir pour un chrétien non catholique. Les expressions par lesquelles il désigne Dieu dans le texte, et sa référence finale à Abraham ne laissent aucune place à une hypothèse aussi fantaisiste. Grégoire savait fort bien qu’Anzir était ce qu’on appelait alors un « Sarrasin. » Donc, selon lui chrétiens et musulmans croient, confessent, louent et vénèrent un seul Dieu, le seul dont parle saint Grégoire VII, le seul qui existe : le vrai Dieu. Mais ils le font d’une manière différente, dont l’une est parfaitement bonne (la chrétienne), et l’autre ne l’est pas (mais saint Grégoire fait abstraction de ce dernier point pour ne considérer ici que ce qui nous unit aux musulmans). NA a donc bien raison de citer ce texte. Et, on le constate, c’est une chose admise depuis longtemps par les chrétiens que le Dieu des musulmans est « le même », c’est-à-dire la même réalité, que le Dieu des chrétiens. Encore faut-il expliquer pourquoi il en est ainsi.

Avons-nous le même Dieu ?

Les musulmans « professent avoir la foi d’Abraham465. » Ils se réfèrent donc à la révélation d’un Dieu unique, créateur et rémunérateur. Certes ce monothéisme rigoureux s’offense de l’affirmation que Jésus est Fils de Dieu, et voit dans le dogme de la Trinité l’hérésie trithéiste466. Voilà pour ce qui est du contenu objectif de la religion musulmane : celle-ci adore la même réalité, mais en affirme des erreurs. Et si les musulmans ne parlaient pas de la même réalité que les chrétiens lorsqu’ils parlent de Dieu (Allah en arabe) et qu’ils nient que Dieu soit Trine, on ne pourrait plus savoir s’ils ont tort ou raison. Pour affirmer qu’ils ont tort, nous avons absolument besoin que ce soit de la même réalité, essence ou substance qu’ils nient ce que nous affirmons. Si leur Dieu n’existait pas, son caractère trine nous serait indifférent467.

Bien entendu, nous attribuons au sujet Dieu la Trinité des personnes, et donc nos différences dans nos affirmations au sujet de Dieu sont capitales. Mais nous parlons bien de la même réalité (res) « suprême, incompréhensible, ineffable »468, c’est-à-dire le Créateur de l’Univers, même si les musulmans refusent que cette réalité soit véritablement Père, Fils, Saint-Esprit469.

Passons à un autre point de vue, secondaire, celui du sujet, de l’adepte de l’islam. Il est vrai que la croyance objective de l’islam et donc des adeptes de cette religion fausse, n’est pas la foi d’Abraham, ce qui ne saurait faire de doute, vu que cette dernière est la même que celle des chrétiens, mais moins explicitée. Il n’en demeure pas moins vrai que tout musulman qui aurait reçu de Dieu la grâce du « baptême de désir implicite470 » (sans qu’il le sache explicitement), s’il n’a pas encore péché contre la foi, a la même foi subjective – c’est-à-dire la même vertu de foi – qu’un Abraham. Le musulman, dans notre hypothèse, c’est entendu, adhérerait à certains points contraires à la foi objective (c’est-à-dire au contenu de la foi catholique). Et ce n’est évidemment pas la foi, mais une conviction personnelle, qui fait adhérer un musulman à des erreurs. Mais tant qu’il ne le voit pas, il reste que ce peut fort bien être sa vertu de foi qui lui fait adhérer à des vérités, qu’il possède en commun avec les Juifs et les chrétiens, et qu’on détaille : foi en Dieu créateur, etc. Toutefois, il s’agit là de cas individuels.

Quoi qu’il en soit de ce point de vue subjectif, résumons-nous sur l’objectivité de la question. Lorsqu’on dit que les musulmans (ou les juifs) « ont le même Dieu que les chrétiens », on peut l’entendre en deux grands sens différents : 1) quant à la domination effective de Dieu sur tous, et là, évidemment, comme les pierres, les arbres, les animaux, et les hommes de toute religion, il n’y a objectivement qu’un seul Dieu pour tout le monde : cette signification n’est pas en cause ; 2) quant aux affirmations et attitudes des hommes portant sur ce Dieu, on peut comprendre la phrase de trois façons :

a) quant au quid, à la réalité désignée, à la substance dont il s’agit, les juifs et les musulmans parlent bien de la même réalité que nous : ce point n’a jamais été mis en cause dans l’histoire de la théologie ; il suffit pour s’en convaincre de consulter les discussions des chrétiens avec les juifs, et les musulmans à travers les siècles, ainsi que les assertions des théologiens sur le falsus cultus veri numinis, le faux culte rendu au vrai Dieu471. Les mêmes idées se retrouvent par exemple dans nos anciens catéchismes diocésains.
b) Quant au quis, c’est-à-dire à la personnalité de Dieu, il est évident que les musulmans nient que cette réalité créatrice de l’univers soit tri-personnelle. En ce sens « ils n’ont pas le même Dieu », c’est-à-dire quant à ce qu’ils affirment de Lui. Évidemment, il ne s’agit nullement d’une question mineure, mais cet aspect ne remet pas en cause le 1er sens (a), au contraire de ce que cherche à démontrer un sophisme mis en avant par certains, et que voici : « Jésus est Dieu. Or les juifs (ou les musulmans) n’adorent pas Jésus. Donc les juifs (ou les musulmans) n’adorent pas Dieu. »

Ce prétendu syllogisme pèche contre une règle fondamentale, à savoir que le mot « Dieu », étant prédicat d’une affirmative dans la majeure, y est pris particulièrement (« Jésus est Dieu le Fils »), tandis que dans la conclusion, il est prédicat d’une négative, et donc pris universellement (« n’adorent pas Dieu, en aucune façon »). Or, c’est une règle fondamentale qu’on n’a pas le droit d’amplifier les termes d’un raisonnement en passant d’une prémisse à la conclusion. Certes les juifs et les musulmans n’adorent pas Dieu le Fils dans sa distinction d’avec le Père, mais ils adorent bien cette réalité qu’est la substance divine, réellement identique et au Père, et au Fils et au Saint-Esprit. Et il est donc faux de dire qu’ils n’adorent pas Dieu.

c) Quant au qualis, c’est-à-dire quant aux attributs divins (sifât)472 et quant aux œuvres divines dans le monde : il est évident que les assertions ne sont que partiellement concordantes entre les chrétiens d’une part, et les musulmans d’autre part. Or, dans ce sens « le même Dieu » signifie « à qui on attribue les mêmes prédicats, les mêmes qualités, les mêmes actions. » Et, sous cet aspect, puisqu’il existe une divergence, partielle, mais considérable, entre les non-chrétiens monothéistes et nous, on ne peut pas non plus dire purement et simplement « ils ont le même Dieu. »

En tout cas, c’est dans le sens « a », sens plus fondamental, que le magistère prend l’expression. Il n’y a donc rien à y redire, à condition de ne pas y englober les sens b et c, ni de négliger la portée de ces sens. Le point de vue selon lequel les musulmans n’ont absolument pas le même Dieu que nous a l’utilité de nous rappeler combien sont importantes les divergences, ce qui est particulièrement actuel, vu la préoccupation excessive de certains de les estomper sous prétexte de sérénité. Toutefois il est excessif, en ce qu’il ne tient pas suffisamment compte de la possibilité d’une approche naturelle de Dieu par l’intelligence et la volonté. Cette approche atteint chez tous les interlocuteurs une substance identique, malgré des désaccords (capitaux, bien sûr) sur les suppôts ou hypostases, les personnes qui subsistent en cette substance unique, et sur les prédicats qu’on peut lui attribuer473 : on peut ainsi s’entendre sur le quid, la réalité en question, en divergeant sur le quis (qui est Dieu : les Trois Personnes) et sur le quomodo, le qualis (les attributs).

NOTES :

463. Cf. Wikipédia (franç.), art. « Al-Mansur ben al-Nasir » (13 décembre 2010).
464. GRÉGOIRE VII, saint, Lettre au Roi Anzir, PL 148, col. 450-452. La traduction nous est personnelle. Nous avons choisi de corriger « specialibus » du texte latin par « specialius », plus compréhensible. Pour l’historique, cf. COURTOIS C., Grégoire VII et l’Afrique du Nord, dans Revue Historique, CXCV (1945), 99-101.
465. Lumen Gentium, 16. C’est au sujet d’Abraham que le mot “islam” (soumission à la volonté de Dieu) apparaît pour la première fois dans le Coran.
466. Le trithésime consiste à croire en trois dieux. Comme l’auteur des présentes lignes a pu le constater par lui-même, beaucoup de musulmans croient d’ailleurs que la Trinité chrétienne est composée du Père, du Fils et de la Vierge Marie (!) : l’ignorance nuit beaucoup, ici comme toujours.
467. Par exemple, peu importe qu’on affirme ou qu’on nie la trinité de Mercure, de Zeus, d’Isis ou d’Osiris. Mais si l’on nous dit que le Créateur du ciel et de la terre n’est pas Trine, là, nous protestons !
468. Pour l’utilisation de ce mot « res » appliqué à Dieu, cf. le texte, cité par JEAN-PAUL II (voir plus loin), du CONCILE ŒCUMÉNIQUE DE LATRAN IV, 1215.11.30 : chap. 2 : De erroribus Abbatis Joachim ; trad. franç. : FOREVILLE Raymonde, Latran I, II, II et Latran IV (coll. Histoire des conciles œcuméniques, 6), Paris, L’Orante, 1965, p. 344.
469. Ce que professe aussi le susdit concile de Latran IV, ibid.
470. Cf. SCSO, 1949.08.08 : Lettre à Mgr Richard Cushing, déjà citée.
471. Contentons-nous ici de citer un seul théologien de la Contre-Réforme, SUÁREZ Francisco, S.J. (1548-1617), Tractatus de fide theologica, commentant un texte de saint Thomas (II-II, q. 10, a. 11 : « Utrum tolerandi sint ritus infidelium in regnis fidelium »), in Opera omnia, Paris, Vivès, t. XII (1858), n° 9-10, p. 451-452 : « Et cette raison est probante en général pour le cas des Sarrasins, et des autres infidèles connaissant et vénérant le seul et unique vrai Dieu, quant aux rites non contraires à la raison naturelle. » Ce théologien ajoute qu’il s’agit là d’une « certa res », indiscutée à son époque.
472. Il existe une « théologie musulmane », dite kalâm (discours). Ceux qui pratiquent le kalâm sont dits mutakallimûn. Ils se divisent en trois grandes écoles théologiques : 1° Certains, les mu‘tazilites, à tendance rationalisante, considèrent les attributs divins comme réellement identiques à l’essence de Dieu. 2° D’autres (les traditionalistes) les voient comme réellement distincts de la divinité. 3° Entre les deux s’est glissé l’acharisme, école de al-Ash‘ari (m. 935), où les attributs divins existent, mais on ne peut les expliquer ; le libre arbitre humain existe aussi ; enfin, l’univers est en création continue. C’est l’école théologique la plus répandue. Le hanbalisme, enfin, blâme toute cette réflexion sur Dieu, se contentant de ce qui est écrit dans le Coran.
473. Selon la foi et la théologie catholiques, ces hypostases, sujets ou personnes (Père, Fils et Esprit Saint), réellement distincts entre eux par une opposition de relations réelles, sont toutefois réellement identiques à cette substance, la divinité, laquelle s’identifie à son tour réellement aussi à chaque attribut (bonté, puissance, justice, etc.). Mais on peut penser et exprimer les uns sans les autres, car il y a une distinction de raison entre personnes et substance divine (on peut connaître celle-ci, en ignorant, voire en niant celles-là), et entre celle-ci et chaque attribut.
jili22
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